Points clés
- Dans la majeure partie des situations décrites par les personnes victimes de violences, on détecte des stratégies employées par les agresseurs pour assurer leur impunité. Le schéma se reproduit fréquemment : il isole, il dévalorise, il insécurise/fait peur, il inverse la culpabilité, il recrute des allié·e·s.
- Ces étapes ne se retrouvent pas toujours ou ne se cumulent pas nécessairement.
Tous les systèmes de violence fonctionnent de la même manière, c’est ce qui les rend efficaces.
Les stratégies des agresseurs, notamment lorsqu’ils exercent des violences sexuelles sur une période plus ou moins longue au cours de relations de travail, ont été catégorisées par le Collectif féministe contre le viol et l’Association européenne contre les violences faites aux femmes.
L’isolement
Dans le cadre du travail, la phase d’isolement de la victime passe souvent par un moment de mise en confiance où l’agresseur devient le principal référent de la salariée : il est très serviable, l’aide dans l’installation à son poste, dans ses recherches, valorise ses qualités professionnelles, et, peu à peu, crée une proximité qui invite aux confidences personnelles. Il aura alors accès aux éléments de vulnérabilité dans la vie des collègues ou étudiantes.
Dans le cadre des études, ces mêmes stratégies sont mises en œuvre entre étudiant·e·s ou entre étudiant·e·s et enseignant·e·s.
Il peut également monter la future victime contre ses collègues en les dévalorisant, en lui disant de se méfier d’eux. Il se rend indispensable, se met ainsi sur un piédestal, situation dont il va être difficile de se défaire.
La dévalorisation
Alors qu’il a commencé par valoriser les compétences, il va peu à peu devenir cassant/méprisant par rapport à certaines tâches effectuées et instiller le doute sur les capacités de la personne à mener à bien son travail. Il se montre toujours indispensable et elle a besoin de lui pour accomplir sa tâche.
La confiance en soi de la victime est entamée, et, si l’agresseur fait alterner des phases de valorisation et de dévalorisation, il peut déstabiliser sa collègue qui ne sait plus quoi penser.
Les violences sexistes et sexuelles démarrent dans le même temps et la personne victime est susceptible de s’en vouloir, se dire qu’elle lui a fait confiance trop vite, se demander ce qu’elle a pu faire pour lui laisser penser qu’elle pourrait être intéressée par lui, etc.
L’insécurité
L’agresseur peut faire peser sur la personne victime des menaces à peine voilées sur la poursuite de sa thèse, sur l’avancée de ses travaux de recherche, sur l’obtention d’une bonne note à l’examen. La peur que cela engendre quant à la dégradation des conditions de travail, la possibilité de terminer et soutenir sa thèse, etc. est très anxiogène et continue d’isoler la victime. L’agresseur peut par ailleurs détenir des informations sur la vie privée de la personne victime, qu’il menace de diffuser ou qu’elle imagine qu’il pourrait diffuser.
L’inversion de la culpabilité
L’agresseur va faire porter à la victime la responsabilité de son comportement : c’est qu’elle est attirante, c’est sa manière de s’habiller, son attitude, etc. qui le font agir ainsi. Il cherchera à la convaincre qu’elle-même au fond est animée de la même envie. Après une phase de déstabilisation et de dévalorisation, c’est facile de faire culpabiliser les victimes. Dans leurs récits, celles-ci racontent qu’elles s’en veulent de ne pas avoir réagi fermement plus tôt, qu’elles pensent que c’est trop tard, que personne ne les croira.
Le recrutement d’allié·e·s pour assurer son impunité
C’est également une constante des récits de violences. L’agresseur s’est assuré d’être entouré de personnes qui vont le soutenir si la victime le dénonce, qui vont prendre sa défense et mettre en doute la réalité de ce que révèle la collègue.
Nous observons régulièrement qu’en parallèle de la phase de mise en confiance, l’agresseur aura fait en sorte de saper la réputation de la personne victime, de diviser l’équipe soit en la mettant sur un piédestal, en la valorisant pour créer de la jalousie et du ressentiment, soit en la dénigrant pour laisser penser plus tard aux autres qu’elle n’est pas fiable, que sa révélation cache ses incompétences professionnelles.
S’il a réussi à rendre la personne victime agressive auprès des collègues, à diviser pour mieux régner, elle aura peu de chances d’avoir des allié·e·s lorsqu’elle révélera les violences sexuelles.
Dans les établissements d’enseignement supérieur, quelques spécificités sont à souligner. Les maîtres de conférences et professeurs d’université bénéficient d’un ascendant très fort sur les étudiant·e·s mais aussi sur les thésard·e·s. L’aura intellectuelle est d’autant plus forte qu’ils sont peu de spécialistes dans leur matière, les rendant parfois uniques sur un terrain de recherche ou encore lorsqu’ils sont médiatiques.
Le fonctionnement de la thèse, en huis clos, rend également les révélations de ce type d’agissements très difficiles. La peur pour les victimes de ‘se griller’ dans le milieu, de ne pas obtenir de postes dans l’ESR si elles révèlent ces agissements, si leur dénonciation n’aboutit pas, les muselle.
Illustration avec le récit (Médiapart) de violences sexuelles perpétrées par un professeur de théologie :
Michaël Langlois est nommé maître de conférences en Ancien Testament à la faculté de théologie protestante de Strasbourg, il a tout juste 33 ans. Titulaire d’un doctorat à la Sorbonne « en sciences historiques et philologiques » pour une thèse très remarquée sur les textes araméens d’Hénoch retrouvés à Qumrân, il enseigne notamment l’hébreu à Strasbourg.
Un professeur brillant « qui reste très accessible et très sympa », raconte Cathy, étudiante en première année en 2011. La jeune femme parle de « ce prof au comportement un peu étrange, qui nous demande de le tutoyer et qui nous fait la bise ». (…) « il ne pose pas de limite dans nos rapports avec lui, il entretient le flou ».
Le théologien prend également l’habitude d’inviter régulièrement ses élèves au restaurant. Toutes les étudiantes de l’époque interrogées par Rue89 Strasbourg ont dîné avec Michaël Langlois. En groupe, à trois, et parfois même en tête-à-tête. « On se disait : c’est surprenant, c’est quand même un prof, mais on lui faisait sans doute trop confiance », reconnaît Cathy. Naïves, et surtout flattées. « Je me sentais honorée de partager un temps privilégié avec un enseignant chevronné », avoue Pauline, qui entame sa première année en 2009. « On parlait théologie, c’était passionnant », commente Clothilde, qui débute, elle, en 2010.
Plusieurs étudiantes rapportent des propos de l’enseignant sur leurs tenues, à la fin de ses cours, lorsque la salle se vide. Charlotte, étudiante en 2012 en première année, évoque (…)« ce jour où [Michaël Langlois] [lui] a dit qu’il appréciait qu[’elle] porte [s]on pantalon simili-cuir. Cela [l]’a mise mal à l’aise ».
Entre 2012 et 2014, Michaël Langlois va entretenir deux relations amoureuses avec des étudiantes de la faculté de théologie. Ces deux jeunes femmes ont des récits très similaires. À l’époque de leur relation, elles sont seules socialement, ont peu d’amis, une famille éloignée et des difficultés économiques. Pour chacune d’elles, Michaël Langlois va se présenter comme « un sauveur » et « un mentor », selon leurs propres mots.
Il y a d’abord Julia en 2012, une jeune femme de 22 ans, que l’enseignant – âgé alors de 36 ans – rencontre à Paris.
Pendant plusieurs mois, Julia devra cacher à ses amis de promo son histoire d’amour, à la demande de Michaël Langlois. Elle parle de son isolement, d’une relation avec des hauts, des bas. « Je me fais très vite happer par ce grand intellectuel, ce pasteur et ce croyant. Pour moi, il est une référence. » Deux amis de Julia à l’époque se rappellent à quel point la jeune femme était « dans un état de détresse émotionnelle due à sa relation » avec cet enseignant et parlent de l’« emprise » qu’il avait sur elle.
En 2013, quelques mois après sa rupture avec Julia, Michaël Langlois rencontre Christine. Encore plus jeune que Julia, Christine a 20 ans et débute sa première année de théologie. En quelques semaines, la jeune étudiante est séduite par cet enseignant « qui sait charmer et qui est drôle ». Le théologien demande à la jeune femme de « garder ça secret ».
Très rapidement, Michaël Langlois aurait dévalorisé aux yeux de la jeune femme les autres étudiant·e·s et les autres professeurs. « J’ai perdu confiance en moi, et dans le jugement des autres. Il était le seul que je pouvais croire. » Une amie alerte Christine sur son « lavage de cerveau ». « Elle ne parlait que pour lui, par lui, à travers lui. Elle ne me faisait plus confiance et ne me racontait plus rien de sa vie privée. Elle était comme hypnotisée par lui », raconte aussi Élisabeth, la grande sœur de Christine.
Leurs stratégies de défense une fois accusé
Lorsque la victime révèle les violences aux institutions chargées de les sanctionner (procédure pénale, procédure disciplinaire) les agresseurs ont presque toujours les mêmes axes de défense :
- La victime dénonce des faits faux car elle est en mauvaise posture professionnelle et veut le masquer. Il n’est pas rare que l’agresseur ait lui-même provoqué des fautes professionnelles de la personne victime en exerçant une phase de représailles professionnelles lorsqu’elle a commencé à s’opposer frontalement à lui ou à dévoiler ses violences. Il la pousse à la faute ;
- L’agresseur se sert d’éléments de la vie privée pour discréditer la victime tels que sa vie amoureuse et sexuelle ou ses fréquentations ;
- Il minimise les violences et se défend en disant que c’était de l’humour ;
- Lorsque les victimes sont plusieurs ou que la victime est soutenue par des collègues, il plaide le complot qu’il soit politique, académique, syndical ou autre ;
- Il contre-attaque en menaçant d’une procédure-bâillon : plainte en diffamation ou en dénonciation calomnieuse qui permet de continuer à faire peur, affirmer sa puissance.